La grande leçon d’Elie Wiesel
(article paru dans Valeurs Actuelles après la disparition d’Elie Wiesel)
La mémoire de la Shoah contre le Mal radical
Un sage a disparu. il a laissé à l’humanité une œuvre considérable et son antidote contre l’abjection.
A 15 ans, en mai 1944, dans l’enfer d’Auschwitz-Birkenau, Elie Wiesel se révolta contre Dieu. Hélas !, lequel d’entre nous n’a pas, un jour de peine, de désespoir, de larmes amères, crié, tel le prophète Jérémie: « Je voudrais seulement débattre avec Toi un point de justice: pourquoi le sort des méchants est-il prospère? Pourquoi tous les perfides goûtent-ils la paix? ». Oui : pourquoi le nom de Dieu devrait-il être béni et sanctifié ?
Certains ne se remettent jamais d’avoir rencontré le Mal. Non pas le mal relatif, dû aux accidents, aux maladies ou aux convenances sociales, mais le Mal radical. Pour le jeune Elie Wiesel, le Mal n’était pas même un concept, tout juste, lecteur de la Torah, aurait-il pu lui attribuer un visage, celui d’Amalek, le chef tribal qui voulait l’extermination des juifs à l’époque de Moïse. Quand la Hongrie, qui occupe son village roumain de Sighet, décide d’imposer l’étoile jaune et d’interdire les restaurants aux 15 000 juifs, il ne voit rien. Rien encore quand ils sont emportés vers un ghetto encerclé de barbelés.
Puis, c’est le convoi. Les wagons à bestiaux. Les cris. L’arrivée à Auschwitz. La fumée. Il a compris. Trop tard. L’horreur est là, immédiate. il est s »parée de sa mère et de ses trois sœurs. A droite : les femmes. Une dernière vision, celle de sa sœur de 7 ans qui donne la main à sa mère : direction chambre à gaz. A gauche : les hommes. Le sinistre docteur Mengele les juge inaptes son père et lui: il les envoie au crématoire. Arrivés devant la fosse où sont jetés les bébés, une chance : les quotas sont remplis, les voilà renvoyés dans les baraquements. « Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp « (La Nuit).
Ainsi se découvre à lui cette bataille contre le Mal qui doit durer de « génération en génération » (Exode). Fonctionnelle, industrielle, glacée, la Shoah ne ressemble en rien à des conflits, au nom d’une puissance ou d’une ethnie, qui dégénèrent en éliminations et massacres. Apparemment absurde même: sciences de l’extermination, travail inutile, humains déshumanisés. Pestilence, dysenterie, faim, mort, et le fils qui tue le père pour un morceau de pain : cela jouit dans l’abjection du côté du Mal. Et, après Auschwitz évacué pour cause d’arrivée russe, à Buchenwald, le numéro A-7713, Elie Wiesel, brisé, broyé, ne défendra pas son père chéri, emporté au crématoire, après les attaques des autres détenus. « Son dernier mot avait été mon nom. Un appel, et je n’avais pas répondu ».
La leçon du prix Nobel de la paix est là. Pardon et oubli sont nécessaires face au mal relatif pour contrer les dynamiques de haine. Aimant la France qui l’avait accueillie, il voulut l’amitié avec l’Allemagne. Il défendit Kurdes et victimes du Darfour, tout comme minorités de l’ex-Yougoslavie contre Serbes et Serbes contre Albanais. Farouche partisan d’Israël, au point de s’en voir proposer la présidence, il voulut un Etat palestinien.
La paix ? Elle ne se peut dans l’oubli du Mal radical disait-il. Et Mauriac l’applaudissait. L’acte de création pose dans l’Etre une humanité à l’image de Dieu, où chaque individu est porteur d’un égal droit à la dignité et où le retrait de Dieu permet le jeu des libertés. Hélas !, le Mal se glisse dans ce retrait pour détruire cette création. La haine s’empare des humains au nom d’une refondation totale, d’un ordre nouveau pour un homme nouveau. En face, l’ennemi à détruire, le juif, qui porte par son histoire l’interdit de la jouissance dans l’abjection et le message de l’amour universel, «Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19-18).
Mémoire de la Shoah ? Tel est l’antidote au Mal radical. La condition pour qu’après la nuit, il y ait l’aube et le jour.