Entretien avec Yves Roucaute, fondateur de Contemporary Bookstore, une maison d’édition numérique française.
V.A. « Vous venez de créer Contemporary Boosktore qui engage une révolution dans l’édition. Vous délaissez complètement l’édition papier au profit du numérique. Vous vendez à des prix plus bas que les éditeurs traditionnels. Vous donnez 70% de droits aux auteurs et ceux-ci choisissent leurs prix de vente. Est-ce une déclaration de guerre aux éditeurs traditionnels ou aux diffuseurs comme Amazon ? »
Y .R. : Nous sommes une jeune entreprise internationale portée par un groupe d’écrivains, journalistes, universitaires, experts en technologies, déterminé à faire entrer l’édition dans le monde numérique. Mais nous voulons la faire entrer par la porte éthique. Dans le nouveau monde, la richesse se trouve dans la création et donc le respect des créateurs s’impose. Romans, cours universitaires, contes, ouvrages philosophiques, scientifiques, historiques, théologiques, nous avons pris l’engagement de diffuser les créations au niveau international et de contribuer au développement par la distribution gratuite des savoirs aux populations démunies, en particulier en Afrique. Une morale qui ne s’oppose pas à l’intérêt.
Nous pensons, en effet, que le métier de l’édition imprimée et celui de l’édition numérique ne sont pas les mêmes. Ils peuvent cohabiter, nous avons même des accords avec des éditeurs traditionnels, mais ils diffèrent sensiblement. Nous donnons 70%, sauf pour les travaux universitaires, car si certaines pratiques étaient peut-être légitimes quand le livre était du livre-papier, les coûts et les risques du numérique n’ont rien à voir avec ceux du papier. Donner 12%, 10%, 5% voire rien pour les œuvres numériques, nous a paru contestable. Et pour résister à la vague qui les emporte inexorablement, car le monde de Gutenberg est moribond, certains éditeurs feignent même de détenir les droits numériques de livres qu’ils n’ont pas. Car la plupart des contrats d’avant 2011 en France sont caduques en raison de l’évolution de la loi et des accords-cadres. Les contrats qui ne mentionnent pas expressément le prix du livre numérique, ses conditions de vente, le temps de validité du contrat n’ont aucune valeur juridique. Ce qui fait que 95% des auteurs ne sont pas sous contrat numérique.
Du côté des grands diffuseurs numériques, des marketplaces, nous comprenons mal que la loi anti-dumping ne s’applique pas. Car la numérisation a un coût et à Contemporary Bookstore nous constatons que les livres ne se numérisent pas tout seul. Or, certains diffusent gratuitement des ouvrages numériques ou les proposent à perte pour occuper le marché, tuer la concurrence et vendre d’autres produits. C’est en effet le cas d’Amazon. Et nous sommes aussi étonnés de voir Amazon vendre des ouvrages à partir de droits qu’elle n’a pas, sans même demander l’autorisation aux auteurs. Tout cela ne vaut pas que pour la France.
Certes, certains éditeurs se sont entendus avec certaines firmes comme Amazon pour maintenir leurs marges. Mais l’addition de deux entreprises qui violent les droits numériques et méprisent les créateurs ne fait pas une règle de droit. Et, moins encore, une règle morale.
Nous croyons, pour notre part, que le temps où les conditions de publication et le prix des ouvrages ne se négociaient pas avec les auteurs est révolu. Cette vision verticale du management n’est pas la nôtre. Les auteurs décident de la numérisation, de la forme du livre et du prix avec nous.
VA. « Vous êtes écrivain et philosophe, votre projet éthique ne va-t-il pas contre votre projet industriel ? N’aurez-vous pas besoin d’ouvrir votre capital ou de chercher des aides pour assurer le développement ? »
Y .R. : Tout est possible. Mais nous sommes sur un projet rentable et éthique auquel nous croyons. Nous y croyons au point d’avoir décidé que les fondateurs ne seraient pas rémunérés. Et au point, par exemple pour moi, de publier sur Contemporary Bookstore mes trois derniers livres, mon opuscule sur les Origines chrétiennes de la démocratie libérale en Europe et mes deux livres sur l’Histoire de la philosophie politique du néolithique à la fin du Moyen-Âge. Ce qui s’ajoute à la publication numérique de l’Eloge du mode de vie à la française. D’autres actionnaires, tels Ivan Rioufol ou Jean-Jacques Roche ont fait un choix similaire ainsi que les amis qui nous ont rejoint dés le départ en France, tels André Nahum, Michel Fromaget, Manuel Cordouan, Jacobo Machover, Jean-Louis Nacef Nakbi et bien d’autres. Ils ne craignent pas de se balader entre Arsène Lupin et Sherlock Holmes.
Malgré ou grâce à notre éthique, nous vendons quand même nos livres numériques sensiblement moins chers que les autres, sauf quand il y a du dumping. Bientôt, nous vendrons d’autres produits, telles que les liseuses ou les tablettes. Et nous avons une perspective de rentabilité très forte à l’horizon de trois ans.
Et nous n’acceptons de partenaires que parmi ceux qui savent que pour Contemporary Bookstore la diffusion mondiale des savoirs est un devoir naturel. C’est, selon nous, la meilleure aide pour contribuer au développement durable de l’humanité. Car la solution pour soulager durablement les souffrances est de distribuer les savoirs, en direction plus particulièrement des enfants, des micro-entrepreneurs et des collectivités territoriales. Défendre la création, la diffuser, aider les plus démunis : c’est notre morale et c’est notre concept. Et nous pensons que la morale rejoint l’intérêt particulier et, celui-ci, l’intérêt général, comme le pensait John Locke. À l’inverse, en appauvrissant le créateur, non seulement on freine son énergie mais le développement de l’humanité
V.A. « Quelles sont vos perspectives de développement ? »
Y .R. : Le développement dépendra de nos résultats d’exploitation, de nos partenariats et du marché corrélé au développement technologique.
À l’horizon de 3 ans, nous avons en vue les marchés dans huit langues. Cela représente plus d’un milliard de clients potentiels. Nous voulons faire entrer les œuvres, sous toutes leurs formes, dans l’ère numérique. Et vendre aussi, bientôt, des produits à forte valeur ajoutée, des cours en ligne aux liseuses et tablettes.
En ce qui concerne le marché visé, nous avons fait au départ le choix du marché anglophone et francophone, et, à présent, du marché hispanophone. L’explosion de la seule vente des livres numériques aux Etats-Unis est une indication certaine que nous sommes sur les bons rails. Le potentiel est immense. Et nous sommes engagés dans ces négociations avec des partenaires en Chine et en Afrique de l’Ouest.
Pour cela, nous allons dans deux directions. D’abord vers l’appropriation des avancées technologiques pour une capacité de diffusion nomade et mondiale efficace. Nous avons privilégié, dans la première étape, la production de livres numériques et les zones de langue anglaise, française, avec l’ouverture, depuis quelques jours, à l’espagnol. Mais nous avons besoin d’aller beaucoup plus loin dans l’utilisation des technologies nouvelles pour le e-learning, par exemple, et nous sommes en train de construire des partenariats pour assurer une dynamique numérique avec ses réseaux d’interactions.
Nous allons aussi vers des partenariats pour les traductions et la diffusion car de nombreuses œuvres sont accessibles seulement dans certaines langues, dites « rares », sous une forme passive et sur certaines zones géographiques couvertes par l’internet. Nous allons trouver des accords pour mettre les œuvres à la disposition du plus grand nombre.
VA. « Quelles sont les difficultés rencontrées et votre perspective de rentabilité face à la concurrence ? »
Y .R. : Si le marché est immense et en expansion, avec le développement technologique qui amène de nouveaux clients, environ un tiers des ventes aux Etats-Unis de livres passent par le numérique, la première difficulté vient de ce que ce marché est aussi logiquement de plus en plus concurrentiel. Or, le pari sur la qualité de nos produits ralentit le développement de notre exposition face à une concurrence qui n’a pas toujours le même souci. Ainsi, nous avons une centaine de livres en attente de diffusion plutôt que de les offrir précipitamment à la vente sous les différents formats.
Mais, ce choix présente néanmoins un avantage. Il rassure les auteurs sur la qualité et la pérennité de leurs œuvres, pour leurs enfants par exemple. Et nous leur donnons aussi la possibilité d’améliorer leur travail après publication et pas seulement avant, ce qui permet une offre qui s’adapte mieux à leurs désirs et, aussi, aux demandes. Cette qualité et cette souplesse que nous offrons déjà aujourd’hui n’a pas d’équivalent.
Il existe des difficultés propres aux technologies. Nous avons sécurisé nos produits sous la direction de l’un de nos actionnaires, Michel Riguidel, inventeur du tatouage. Mais cela reste évidemment toujours à recommencer. Nous testons aussi des produits pour le projet d’éducation-Afrique. La mise en place du e-learning présente en effet des difficultés, d’où la réflexion sur les partenariats. Nous pensons néanmoins parvenir rapidement à une solution, ne serait-ce que parce que les cœurs de métier du e-learning sont aussi ceux d’une partie de l’actionnariat.
Il y a des difficultés plus conjoncturelles. Nous nous heurtons non seulement au dumping mais, dans certaines zones, à certains problèmes sur la question des droits. Dans le monde anglo-saxon mais aussi parfois dans les pays hispanophones, le jeu des agents, qui voient leurs marges fondre, consiste plutôt à s’opposer au processus numérique en jouant à fond le livre papier. Mais cela ne durera pas car avec le développement des ventes numériques les auteurs vont prendre conscience des enjeux et avoir de nouvelles exigences. Et nous avons, d’ailleurs, un bon espoir de développement sur le marché hispanophone où le droit est favorable aux auteurs car la validité des contrats y est généralement restreinte à un seul pays et leur durée est relativement courte, à la différence du droit français très archaïque, qui protège le vieux monde plutôt que la création.