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Cuba et la défense des libertés

NegociationKaboul
Yves Roucaute avec les dirigeants de l’Alliance du Nord en 2001

Atlantico:

En 2003, le premier secrétaire du PS, François Hollande, critiquait vertement les excès du régime de Fidel Castro. Aujourd’hui, la France déroule le tapis rouge à son frère Raul, sur fond d’ouverture du marché économique cubain. Comme philosophe qui n’a pas hésité à aller soutenir, en novembre 1999, les dissidents cubains avec Alain Madelin que vous aviez amené avec vous, qui a été arrêté à cette occasion, et qui a fait une série de conférences en Floride reprises par la presse et la télévision américaine, en particulier en Floride, pour tenter d’unifier la dissidence cubaine, n’en fait-on pas trop pour la venue du leader d’un régime politique toujours très critiquable ?

 

Yves ROUCAUTE

Afin que l’on ne se méprenne pas sur ma position, merci de rappeler qu’en ce qui me concerne, je ne peux être suspect d’indifférence aux droits de l’homme à Cuba. Tandis que la plupart des intellectuels français feignaient d’ignorer ce qui se passait à Cuba, et que d’autres se contentaient de discours, je suis en effet le seul intellectuel français à m’y être déplacé, en 1999, à la demande de groupes de dissidents, pour aller défendre les droits de l’homme. Je l’ai fait discrètement. J’avais demandé à plusieurs hommes politiques de m’accompagner pour une intervention politique sur place, tenue secrète. La plupart ont décliné, quelques uns parce qu’ils ne pouvaient pas, la plupart parce qu’ils ne le voulaient pas ou par lâcheté. Et c’est finalement avec mon vieux complice Alain Madelin, toujours prêt quand il s’agit de défendre la liberté, que nous y sommes allés. Claude Malhuret, qui devait venir aussi, n’ayant pas pu au dernier moment. Nous avons rencontré en secret une vingtaine de dissidents, dont un prêtre, un médecin, des défenseurs des droits de l’homme, en débranchant les micros dans l’hôtel Nacional où nous étions, en dépistant la police en changeant de taxis à plusieurs reprises, en passant par le fond des magasins pour changer de rues. C’était assez épique. Nous avions amené avec nous des « passeports de la liberté », qui étaient en quelque sorte des viatiques signés par 15 députés européens qui s’engageaient à faire connaître la cause de la personne à qui on donnait ce passeport et, surtout, à le défendre en cas d’agression ou d’emprisonnement. Mes amis cubains avaient organisé à La Havane, avec nous, une manifestation de femmes cubaines qui ont d’ailleurs été arrêtées Je l’ai été moi-même, et c’est Alain Madelin qui m’a sorti des pattes des geôliers. Défendre les droits de l’homme est donc clairement ma position. Je l’ai d’ailleurs toujours fait partout dans le monde, au risque de ma liberté, comme au Vietnam ou en Birmanie, où je suis allé défendre des bonzes, parfois au risque de ma vie, avec Alain Madelin d’ailleurs, comme en Afghanistan où j’ai été le seul intellectuel au monde à être invité par mes amis de l’Alliance du Nord, de Massoud, pour fêter la libération de Kaboul, en 2001.

Ce point de vue, qui reste le mien, étant posé, on peut en effet constater l’inconstance de François Hollande, la façon dont a il tourné casaque sans expliquer pourquoi. Il est passé d’un statut de défenseur abstrait des droits de l’homme à un statut de défenseur réaliste des intérêts de l’économie française. Entre la naïveté de départ et le cynisme d’arrivée, il y a sans doute un juste milieu, comme disait Aristote, c’est-à-dire une position juste à tenir.

On note, en passant, que cela ne va pas sans poser une nouvelle coupure au sein du Parti socialiste. La gauche va se retrouver écartelée une fois encore. Mais cette fois non pas entre défenseurs de l’entreprise plutôt au centre gauche, type Macron, et sa gauche, type Mélanchon-Taubira. Car une grande partie de cette gauche socialiste soutient le régime castriste depuis le début pour des raisons qui tiennent à son idéologie liberticide. La gauche se trouve cette fois tiraillée entre les défenseurs des droits de l’homme, type rocardiens, et les défenseurs du réalisme en relations internationales.

Je me permets de rappeler que la gauche du Parti socialiste était à l’avant-garde de la couardise. Pendant des années, elle a refusé de considérer Cuba comme l’une des pires dictatures d’Amérique Latine. Elle a tenu Che Guevara qui assassinait de sa main jusque dans son propre bureau, pour un héros sous prétexte qu’il se réclamait du peuple et du socialisme. Le même déclarait d’ailleurs, après la révolution : «  Les exécutions sont non seulement une nécessité pour le peuple de Cuba mais également un devoir imposé par ce peuple. » Je rappelle qu’encore dernièrement, Danielle Mitterrand, avec son association qui défendait prétendument les libertés, allait copiner avec Fidel Castro dans la parfaite connaissance que l’on torturait dans les prisons ceux qui réclamaient la liberté. On mettait dans des cellules puantes, exiguës et totalement obscures, des détenus qu’on réveillait toutes les 30 minutes en les éclairant violemment pour les briser. Beaucoup ont perdu la raison après ce traitement qui durait plusieurs mois. Les gardes côtes lançaient des sacs de ciment dans les bateaux qui partaient de Cuba quand les Cubains essayaient de fuir vers la Floride, ce qui a conduit à des milliers de femmes, d’enfants, d’hommes noyés. La justice privait de leurs droits les familles des dissidents, qui ne pouvaient même pas se faire soigner, dont les enfants étaient roués de coups par des groupes de prétendus citoyens en colère, avec des graffitis sur leur maison. Pendant toute cette époque-là, les socialistes ont continué à fermer les yeux.

Indéniablement, les choses ont évolué à Cuba ces dernières années. Les Etats-Unis ont arrêté leur embargo. Nous avons toujours un parti unique, une presse et des écoles muselées, une prostitution très développée, un niveau de vie très faible. Mais il y a beaucoup moins de prisonniers politiques dans les prisons. 53 ont été libérés l’an dernier et il en reste quelques dizaines au lieu des 500, il y a dix ans.

Que les processus de terreur se soient arrêtés est une assez bonne nouvelle pour les Cubains. Et cela peut justifier des accords et des investissements économiques.

D’autant qu’il me paraîtrait curieux que nous traitions aujourd’hui différemment la Chine, le Vietnam et Cuba.

Enfin, si je comprends la vigilance à laquelle appelle Elizardo Sanchez Santa Cruz, animateur de la Commission Cubaine pour les Droits de l’Homme et la Réconciliation Nationale, on peut aussi parier que le développement économique des pays peut conduire à une libéralisation des esprits. L’arrivée d’entreprises privées, et de cet esprit d’entreprise avec elles, peut contribuer à la libération des régimes. Si le processus de libération peut s’accélérer grâce au libéralisme économique et à l’arrivée des entreprises, je m’en réjouirais. Je ne pense pas qu’il soit moralement inadmissible de jouer cette carte-là. On peut espérer un phénomène « à la russe », de perestroïka à Cuba, avec une révolution qui s’opérera à l’intérieur même du parti unique et qui permettra de faire exploser le système communiste cubain, conduit par une partie des communistes cubains eux-mêmes.

Cela ne veut donc pas dire que Cuba soit devenu une démocratie. Il est seulement clair que nous avons une chance de donner à la population les éléments de sa libération politique en lui donnant les bases de sa libération économique. C’est cela le juste milieu, le même   qu’avec l’Iran : ouverture, oui, vigilance aussi. La contrepartie de l’ouverture c’est la menace de fermeture.

 

A l’occasion de cette visite officielle, on parle beaucoup d’Alstom, Pernod-Ricard, Alcatel-Lucent, Total… Des sources diplomatiques assurent qu’on parlera également des droits de l’homme. N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie de la part de nos dirigeants français ? L’objectif de cette visite, comme celle du président iranien Hassan Rohani, est avant tout commercial et économique…

 

Il y a trois camps : le camp des naïfs et des cyniques (qui pensent que tout ira bien à partir de maintenant car on peut vendre nos produits), le camp des moralistes autistes (ceux qui disent qu’il faut absolument tout bloquer et ne pas avoir de relations avec les sociétés dictatoriales), et le camp de ceux qui pensent que tout ce qui permet de faire bouger les lignes et constituer des fractures à l’intérieur du parti unique va dans le bon sens. C’est ma position.

En Chine, au Vietnam, en Birmanie, en Iran, dans beaucoup de pays d’Afrique, la même question est posée : comment fait-on pour les faire évoluer vers la liberté ? Peut-être allons-nous réussir par l’entreprise. Quand une société est économiquement ouverte, les produits passent, les signes circulent permettant une communication elle aussi ouverte, et la liberté est en marche. Il est à cet égard facile de constater que les Cubains profitent de l’explosion numérique pour se connecter malgré l’Etat, et qu’ils utilisent les relais satellitaires par exemple pour accéder aux télévisions étrangères. C’est ainsi que le discours de fin d’embargo de Barack Obama qui avait été interdit de diffusion sur les chaînes cubaines a néanmoins été connu de tous par les chaines vénézuéliennes.

Nous revenons donc sur ce point : il n’est pas moralement inacceptable de lier le développement économique de Cuba avec le développement politique et un éventuel adoucissement de la dictature. Et, économiquement, nous ne pouvons pas commercer qu’avec des démocraties libérales. Sinon, cela veut dire que nous arrêtons de commercer avec la Chine, et je vois mal cela arriver… Nous sommes en droit de commercer avec des Etats qui ne partagent pas nos valeurs. A partir du moment où nous indiquons clairement que le régime de ces Etats n’est pas celui que nous souhaitons, et que nous ne défendons pas leurs valeurs.

Attendons d’en voir les conséquences. Si cela conduit à raffermir la dictature des Castro, il faudra en tirer les conséquences. A l’inverse, et c’est le plus probable, si cela conduit à développer un peu plus le libéralisme économique et sociétal, ce sera plutôt un bon signe. Il y a un moment où le libéralisme économique signale aux populations la supériorité de la liberté sur l’oppression.

 

 

Croyez-vous sincèrement en la réhabilitation politique de la famille Castro ? Les libertés individuelles ont-elles réellement progressé depuis le retrait du Lider Maximo et l’ouverture, au moins officielle, du régime ?

 

Le contrôle de la vie quotidienne est toujours très fort, mais la terreur a reculé. La raison majeure pour laquelle cela a reculé, c’est que le pouvoir politique du parti unique est un pouvoir qui n’a pas tellement de choix, car plus personne à Cuba ne croit au socialisme. Pas même les dirigeants du parti unique cubain.

Le problème des dirigeants communistes, c’est comment conserver le pouvoir politique. Le parti communiste de Cuba est un parti qui n’a plus de communiste que le nom. C’est une bureaucratie et administration d’Etat, nationaliste et pour une part corrompue, qui essaie de se maintenir au pouvoir. Elle n’a pas tellement de choix, car la population est mécontente, elle se rend compte que cela bouge énormément autour d’elle et qu’elle ne profite pas des développements mondiaux. Elle réclame le développement économique pour vivre mieux, tout simplement.

Le parti suit donc le mouvement pour conserver son pouvoir. Le communisme a affaibli considérablement le pays, il a détruit le commerce et l’industrie, à l’exception du tourisme. La bureaucratie d’Etat appelée « Parti communiste », essaye de prendre la vague libérale et mondialiste sans perdre sa position. C’est une nécessité de la haute administration cubaine pour survivre. On se réclame toujours de José Marti et du marxisme-léninisme, et de l’autre côté on joue la carte libérale. Il n’y a que l’extrême-gauche française pour ne rien comprendre à ce qui se passe au point de s’en féliciter alors que c’est la victoire du libéralisme économique qu’elle déteste.

 
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