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Israël / Gaza : Les clés de la paix existent. Encore faut-il savoir les reconnaître

Par Yves ROUCAUTE, philosophe, Professeur des universités, agrégé de philosophie et de science politique, PhD philosophie, PhD Science politique auteur de « L’Obscurantisme vert, la véritable histoire de la condition humaine »

Publié, le 2 novembre 2023, dans (cliquer sur le lien): Atlantico.

La paix ? Oui. La solution pourrait être aisée : que le Hamas se rende et libère les otages. Il n’en est rien, évidemment. Alors la voie de la paix est-elle impossible ? Je n’en crois rien. Elle se peut et s’imposera. Mais elle ne se peut sans que soit posé d’abord le bon diagnostic : cette guerre n’est ni une guerre entre civilisations, ni une guerre de conquête entre deux États, mais une guerre de la civilisation contre l’abject. Une guerre qui devrait rassembler tous les êtres civilisés, quelle que soit leur culture, de Paris à Moscou, de Ryad à Berlin, musulmans, chrétiens, bouddhistes, shintoïstes, athées…toutes les couleurs de la civilisation.

Oui, l’abjection est là et elle est bien l’ennemi à abattre. Bébés aux têtes coupées, corps d’humains démembrés, juifs attachés et brûlés vifs, femme enceinte éventrée vivante au fœtus arraché sous ses yeux, enfants pourchassés jusque dans leurs chambres pour y être abattus, couples d’amoureux éxécutés dans leur lit, cadavres de vieillards battus, jeunes filles violées puis tuées…Tortionnaires qui exultent les mains trempées dans le sang humain et ces familles qui les félicitent au téléphone, en direct, la magie du direct, d’exterminer de l’humain juif, ivres de pulsions de mort, ivres de haine, ivres de mal…Et pour gagner la paix, il faut commencer par montrer les images de l’horreur, comme hier on montra celles de Mauthausen, d’Auschwitz, de Dachau aux Allemands et aux Autrichiens, comme le fit, le 15 avril 1945, le général Patton, qui exigea du maire de Weimar qu’il fasse visiter Buchenwald aux habitants de sa ville. Comme le fit Eisenhower qui exigea de chaque unité qui n’était pas en sur le front de visiter un camp. « On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il combat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat ». Voilà ce contre quoi on se bat. Voilà le message que les âmes des morts envoient pour que nous ne confondions pas justice et vengeance, et que nous n’ensevelissions pas l’horreur dans une pudeur qui censure les images ou dans un orgueil hors de saison qui croit pouvoir dissimuler la fragilité d’Israël ou l’incompétence d’un gouvernement israélien incapable.

Oui, la paix commence par les faits. Et ce constat que le Hamas ce n’est pas un groupe de résistance palestinienne mais une horde sauvage qui propulse l’abjection, organisateur d’un totalitarisme sans pitié des Palestiniens de Gaza. Tant pis pour les fantasmes du parti de l’abjection Insoumise de Mélenchon et de l’ignoble Agence France-Presse. Le Hamas est une organisation totalitaire qui interdit aux femmes l’accès aux écoles et contraint le voile intégral, qui interdit la liberté de la presse et le droit de manifester, qui torture et assassine les opposants, comme il a assassiné tous les membres de l’OLP, qui plonge sa population civile dans la misère, s’emparant à son profit des aides internationales, et qui l’engage dans la désolation de la guerre. Non, ils ne représentent pas le monde arabe, ni les 1,4 millions d’habitants de Gaza, sur 9,3 millions. Soutenus seulement par environ 29% de la population de Gaza, ces bouchers sont minoritaires.

Et le Hamas ne sont pas « les » musulmans. Ils n’ont même rien de musulman. Que l’on me montre dans les sourates du Coran, celles où l’on dit qu’il faut couper la tête des bébés et violer les femmes, plutôt que « Paix sur Noé dans tout l’univers ! », « Paix sur Abraham ! », « Paix sur Moïse et Aaron ! », « Paix sur Elie et ses adeptes », paix aux chrétiens aussi ? Que l’on me montre où serait ce Dieu de haine plutôt que ce Dieu « miséricordieux et plein d’amour » ? Certes, il est toujours possible de détacher les sourates de leur contexte, en particulier les propos prêtés à Mahomet quand il est en guerre. Certes, en chrétien, je constate que certaines sourates sont parfois difficilement compatibles avec ma vision de Dieu, de la femme et de la laïcité, mais, aucune ne justifie la jouissance de donner la mort. Que m’importe au demeurant les interprétations, du Caire à Ryad, chacun sent bien dans son âme, que le militant du Hamas n’est pas « barbare », ce qui signifiait seulement l’« étranger » chez les Grecs, mais une bête sauvage qui a perdu toute humanité, une bête à éradiquer.

2ème temps. La guerre juste

Le second temps de la paix en découle. Après ce constat : la guerre à l’abjection s’impose. Et puisque c’est une guerre de la civilisation, l’objectif n’est pas la victoire d’un État mais celle de la civilisation, il n’est pas de gagner la guerre mais de gagner la paix, ce que j’ai appelé ailleurs la « paix d’humanité ».

Vous ne voulez pas éradiquer le Hamas comme on éradiqua le national-socialisme en Allemagne ? Alors, vous aurez demain la guerre, et une guerre plus impitoyable encore. Car ce que veulent les membres de cette organisation et l’Iran qui les arme, ils le voudront encore demain. Plus meurtriers même car les moyens mis à la disposition de ces forces abjectes seront plus destructeurs encore. Cessez de feindre de croire aux « paix mauvaises », dénoncées jadis par Thomas d’Aquin, celles qui ne durent le temps d’un rapport de forces. Oui, vous pouvez signer les Traités de Munich à gogo, envoyer de l’aide en croyant acheter la paix : vous vous achetez seulement une belle âme à mauvais compte. On ne pactise pas avec le crime, on le combat, on ne transige pas avec le terrorisme, on le terrorise, on ne négocie pas avec l’abjection, on l’éradique. Quand l’abjection a envahi l’esprit au point d’y éteindre toute lumière, au point de jouir d’effectuer la mort, la seule solution est de mettre à mort le corps sauvage qui porte ce désir de mort. Avec tristesse mais avec détermination.

Vous craignez l’embrasement du monde en cas de poursuite de l’intervention ? Craignez d’abord votre destruction si, face à pareille infamie, l’humanité montrait une faiblesse insigne, digne de ces maladies dont souffrent ces nations décadentes qui ne trouvent même plus en elle la vertu de se défendre. Qu’Israël cesse les combats alors imaginez les cris de victoire des partisans de l’abjection dans le monde, imaginez les quartiers de non-droit français ou belges, imaginez l’insécurité de nos démocraties libérales, imaginez l’espoir au Yémen d’en finir avec Ryad et des islamistes pakistanais d’en finir avec l’alliance américaine.

Faudrait-il créer deux États maintenant ? De qui se moque-ton ? La France accepterait-elle de laisser se construire à ses portes un État dont l’objectif serait l’extermination de ses citoyens ? Faudrait-il l’aider en plus, comme on le fit hier en permettant au régime du Hamas d’acheter des armes et en fabriquer, pour diffuser la haine jusqu’aux écoles primaires où les manuels présentent l’extermination des juifs et la destruction de l’Occident comme une exigence divine, et le laisser jouer, pour la part non détournée, au protecteur de la population, avec ses réseaux d’aide sociale ?

Vous voulez la trêve car vous craignez pour la vie de milliers de civils à Gaza ? Je comprends votre compassion. Voilà pourquoi, d’ailleurs, jouant sur votre honorable sensibilité, le Hamas rejoue le coup de la propagande des nazis allemands, des fascistes japonais et des pétainistes qui montraient les images des morts lors des bombardements de Saint Nazaire, d’Hambourg et de Tokyo. Ces salauds renvoient dos à dos ceux qui ont fait l’horreur et ceux qui l’ont subie, comme, hier, ils renvoyaient dos à dos ceux qui avaient mis l’Europe dans les fers, fait les camps d’extermination, organisé les massacres de Nankin et ceux qui tentaient de libérer l’humanité de l’ignominie. Mais craignez alors le pire si vous suivez la France qui vient de voter la motion de l’O.N.U. présentée par la Jordanie qui, en 1971, a tué 10 000 Palestiniens. Une motion qui refuse même d’associer cette trêve à une condamnation du Hamas. La France accepterait-elle que des assassins régnant à ses frontières, après 10 Bataclan, se pâment d’aise, prêts à reconstituer leurs forces dans la trêve, prêts à recommencer demain le massacre, à envoyer ses missiles jour et nuit sur Paris et Marseille ? Comme hier quand lesdéputés français ayant perdu toute dignité, tout sens de l’honneur, tout devoir de porter haut les valeurs universelles de la France, votaient les pleins pouvoirs à Pétain et acceptaient la trêve avec l’abjection ? Pour quelques voix, le chemin de la honte. Et l’Allemagne s’est abstenue ? Formidable aussi : portée par ces obscurantistes rouges et verts qui idolâtrent la nature et veulent sauver la planète à coups de décrets, plutôt que sauver l’humanité, ils reproduisent sans fards l’idéologie qui veut qu’un juif vaille moins qu’un arpent de leur forêt sacrée. Oui, je ne vois sur le chemin de l’honneur que l’Autriche, la Croatie, la Tchéquie et la Croatie et je crains cette Europe de lâches prêt à lâcher la bride aux pulsions morbides qui menacent de la détruire.

Vous voulez un couloir humanitaire ? Bravo.. Mais cessons les tartufferies : un couloir sous contrôle. Sous contrôle strict du Croissant rouge ou de la Croix rouge car nul n’est dupe de cette revendication du Hamas : c’est pour ses troupes qu’il veut cette aide, pas pour la population qu’il pille et terrorise depuis des lustres. Un couloir humanitaire, oui, pas un couloir de déshumanisation.

Enfin, vous craignez pour la vie des otages ? Je le crains aussi. Ces abjects savent l’humanité en nous. Ils jouissent de notre souffrance et comptent en profiter pour conduire le camp de la libération de Gaza du règne des pulsions morbides, à céder. Cela pour leur permettre de poursuivre demain d’autres massacres, d’autres enlèvements, d’autres chantages qui les conduiraient à une nouvelle jouissance et nous, à une éternelle impuissance. En vérité, ils n’ont pas pris 239 israéliens en otages mais l’humanité avec Israël. Seules des nations faibles peuvent cèder. Les nations fortes sont contraintes de se fixer l’objectif de détruire la horde sauvage, avec le moins de morts innocentes possibles et, en chemin, de tout faire pour libérer les otages. Et ceux qui parient sur la faiblesse des vrais humanistes devraient se souvenir des Charles de Gaulle, Winston Churchill et Ronald Reagan qui ont démontré que la force des armes se trouve dans la force de l’âme, et qi ont prié pour qu’un Dieu d’amour pardonne leurs erreurs et la destruction involontaire de vies innocentes.

3ème temps : la paix d’humanité et la reconstruction : la clef arabe

Après la guerre, la paix. Et quelle paix ? Car on ne gagne jamais les guerres, on peut seulement gagner la paix. Et qui emporte la victoire sans se soucier des lendemains, comme le firent les alliés en 1918, avec l’inique Traité de Versailles, en humiliant le vaincu, sans se faire pardonner la mort donnée, ou oubliant la nécessaire reconnaissance de soi que désire toute nation, prépare la prochaine guerre. Ainsi, donne-t-on par son orgueil de vainqueur à la haine le prétexte dont elle se nourrit pour toujours renaître, comme on le vit dans l’Allemagne de 1933, où les nationaux-socialistes ont utilisé ce prétexte pour justifier leur abjection, où les lâches ont trouvé l’excuse de leur alliance. Ainsi aujourd’hui aussi, on voit cette tartufferie qui transforme le « prétexte » en « cause », comme si le Traité de Versailles était la cause de l’abjection concentrationnaire et la justifiait, comme si le malheur de nombre de Palestiniens de Gaza était la « cause » de l’horreur et la justifiait.

Oui, deux États, voilà l’horizon. Mais ce n’est possible que si l’État palestinien est un État lui- même pacifié, démilitarisé, retrouvant jusque dans ses écoles la distinction entre l’abject et le civilisationnel, préférant la coopération à la mort. Et, en échange, seront possibles les aides à la reconstruction, comme on le fit pour l’Allemagne de l’après-guerre. La renaissance au lieu de l’humiliation, la reconnaissance de l’identité palestinienne ou lieu de sa négation. Ce que je souhaitais déjà en janvier 1993, à Tunis, avec le groupe de la revue Crises que j’avais fondée, quand nous avions participé aux rencontres entre Yasser Arafat et Yaël Dayan qui nous avaient révélés, hélas ! que nous nous trompions, que l’OLP ne voulait pas vraiment la paix préférant toucher les subsides des aides à l’affrontement.

Mais cet État possible ne se peut sans l’aide de nos frères en humanité musulmans. Dans cette guerre de la civilisation contre l’abjection, ils sont la clef, d’où l’importance de leur faire partager le diagnostic. Je ne vois aucune autre solution. Je ne sais quel serait le régime de cet État palestinien ainsi conçu, car c’est aux Palestiniens de le choisir, mais la logique dit l’objectif et son moyen. Au lieu d’offrir la haine, l’ignorance de l’autre et la soumission, il s’agit d’apporter la reconstruction, la reconnaissance des Palestiniens et la liberté.

Or un tel État ne se peut, dans une première phase, que s’il est contrôlé, parrainé, sous protectorat, j’ose ce mot, par des pays qui veulent eux aussi la paix avec Israël, comme l’Égypte, l’Arabie Saoudite dont les rêves de coopération ont été sabotés par l’Iran, et d’autres pays qui seraient donateurs de la reconstruction, la république indonésienne pluraliste peut-être, où se trouve la première population musulmane du monde, ou la monarchie constitutionnelle marocaine. Croit-on que la masse de la population de Gaza aspire à autre chose qu’au bien- vivre de ses enfants et d’elle-même ? Croit-on qu’elle serait encore dans la haine d’Israël si celle-ci devenait la force constructrice d’un État vivant de la coopération, fier de sa culture, respectueuses de sa propre diversité ? Oui, une sorte de plan Marshall international pour la renaissance de la civilisation palestinienne contre l’abjection. Un objectif affiché par l’armée morale israélienne qui fixerait la paix d’humanité comme le but ultime de cette guerre. Un signal clair donné aux pulsions de mort dans le monde qu’elles ne pourront jamais l’emporter. L’humanité d’accord, l’humanité, d’abord par une paix durable, une paix d’humanité.

Par Yves ROUCAUTE, philosophe, Professeur des universités, agrégé de philosophie et de science politique, auteur de « L’Obscurantisme vert, la véritable histoire de la condition humaine »

Entre Tartufferies et Guerre en Ukraine, l’Europe Face à Son Destin

Entretien du 4 mars 2022. Cliquer ici

Atlantico : Face au conflit russo-ukrainien, l’Europe semble sortir d’une forme de torpeur. Des décisions importantes et nouvelles sont prises par l’Union Européenne et les États membres pour affronter la crise. Peut-on dire que l’Europe vit actuellement un moment historique ou bien sommes-nous victime d’une illusion ?

Yves Roucaute : Il y a beaucoup d’illusions et d’incompréhensions sur la réalité de la situation, avec son lot de Tartufferies et de postures qui révèlent bien des impostures, mais, indéniablement, nous vivons un moment historique dont il est urgent de voir l’ampleur et les faiblesses.

D’abord, comment ne pas remarquer que tous les pays européens, sans exception, partagent la même position face à la Russie et son client la Biélorussie, dont il ne faudrait quand même pas oublier, au passage, comme le notait Charles de Gaulle, qu’ils sont eux aussi européens. Car l’oublier nous conduirait à l’une des plus graves erreurs qui soit : l’oubli de la seule perspective raisonnable, celle de construire demain la paix sur tout le continent. Certains va-t-en-guerre devraient y songer quand bien même ils ignorent tout, sous la douce chaleur des sunlights ou dans leur pub, des dangers d’une montée aux extrêmes.

Oui, premier constat : nous avons affaire à du jamais vu, non seulement depuis 1950, date de déclaration du texte fondateur de l’Union européenne, mais même avant. Même au Moyen-Âge (rires), cette unité politique dans une crise majeure n’existait pas. Un rêve impossible pour le saint-empire romain-Germanique et l’empire carolingien. Et voilà qu’aujourd’hui tous les pays européens se rassemblent.

Songez que même la Confédération suisse, si soucieuse de n’être pas mêlée aux querelles interétatiques européennes et suspecte de préférer l’argent à toute autre considération, a approuvé les sanctions économiques de l’Europe ! Que c’est en Norvège, qui n’est pas même membre de l’Union Européenne, que l’O.T.A.N. va faire un exercice militaire pour montrer sa détermination à protéger les siens. Que la Finlande, qui avait donné le mot de « finlandisation », désignant la neutralité face à l’U.R.S.S. à la suite des accords de 1947, a fait bloc avec l’Europe et a envoyé des armes en Ukraine, tout comme la Suède, qui, naguère, poussait des cris d’orfraie pour toute opération militaire, y compris quand il s’agissait de défendre la liberté. Et que dire de l’Autriche, qui avait refusé d’entrer dans l’OTAN et où, comme en Hongrie, certains partis se faisaient fort d’être les amis de Poutine ? Tous marchent au même pas. Formidable moment.

Quelque chose s’est produit qui a conduit les nations européennes à dépasser leur point de vue particulier pour atteindre le point de vue général. Les nations européennes sont parvenues, au moins le temps d’une crise, non pas à disparaître mais à la conscience d’être européennes. D’être issues d’une même histoire, de participer à une même culture, de porter un même esprit, de devoir se défendre ensemble. Dans la crise actuelle, il n’est pas anodin que même le Royaume-Uni ait réagi au diapason des autres pays européens. Cette crise aux caractéristiques exceptionnelles a révélé aux nations d’Europe leur identité européenne. Le réveil de l’Europe est celui de l’Esprit européen.

La Russie a ainsi, paradoxalement, involontairement plus fait pour l’Europe que des milliers de mesures et de réformes. Je sais que certains mots sont aujourd’hui difficiles à entendre tant l’idolâtrie étatiste de l’État confondue avec la recherche du bien commun, l’idolâtrie nationaliste de la nation confondue avec le patriotisme, et l’idolâtrie du Marché confondue avec la défense de la libre entreprise, sont fortes. Mais cette attaque russe a produit des effets dans les consciences européennes, elle sonne le réveil de l’Europe.

Pourquoi aujourd’hui ? Parce que l’identité commune, des nations, comme des fédérations ou des confédérations, et cela depuis les tribus du néolithique, se fait plus pour affronter la peur, l’insécurité, que pour prospérer. Elle se fait autour des morts, des cimetières et de leurs stèles. D’où, d’ailleurs, ce réflexe habituel de soutenir les chefs d’État et de gouvernement en période de guerre ou de crise grave. En attaquant l’Ukraine, la Russie semble menacer toutes les nations européennes, des États baltes à l’Atlantique. L’agression a ainsi réveillé l’esprit des Européens, et, en tuant des Ukrainiens, elle a soudé les vivants autour des morts. Et elle rend effective l’idée d’Europe.

Plus encore. Cette agression a été une sorte de révélateur de la situation globale des pays européens, trop souvent embourbés dans des querelles de clocher au point de perdre de vue les enjeux du monde. L’Europe a soudain dû accepter d’affronter la réalité : la menace globale qui pèse sur elle. Menacée non seulement par des troupes, mais aussi dans la guerre économique par son absence d’autonomie et de volonté. Elle a découvert qu’elle dépendait des approvisionnements extérieurs comme l’a déjà révélé la crise du Covid-19 et comme le rappelle la crise actuelle des matières premières, du gaz aux céréales. Elle se rend compte qu’elle est proie de la Chine et des États-Unis dans l’explosion des nouvelles technologies et le développement industriel auquel elle participe de moins en moins en raison d’une désindustrialisation globale.

La cause profonde de cette unité, je crois que c’est d’abord l’instinct de survie. Et l’invasion c’est la fuite d’eau qui a permis de voir l’étendue de l’inondation. 

Le second constat, c’est que la rhétorique guerrière utilisée par certains serait plus qu’une erreur : la source d’un engrenage fatal dont le camp de la liberté ne sortirait ni vainqueur, ni grandi.

Vladimir Poutine est un agresseur. Voilà le fait. Mais s’il a pu attaquer l’Ukraine c’est pour trois raisons. D’abord parce qu’il en avait les moyens, ensuite parce qu’il en avait le prétexte, enfin parce qu’il avait aperçu, en face de lui, les marques de la faiblesse occidentale, avec le retrait d’Afghanistan, avec les discours adressés par Joe Biden qui a cru devoir céder aux sirènes de la vice-Présidente et de son courant pacifiste, avec le grand bazar européen où nationalismes et communautarismes détruisaient le socle commun. Un corps politique mou en face de lui ? Des proies à prendre.

Le prétexte qui lui a été offert, c’est le comportement de Kiev et de l’Europe envers certaines parties de l’Ukraine qui sont, à l’évidence, russes et qui ne voulaient pas rester dans l’Ukraine en raison du comportement des autorités ukrainiennes. Car, la Crimée est russe. C’est un fait. Et qu’on ne vienne pas opposer à ce fait le droit international ! Le droit en peut rendre juste une situation qui ne l’est pas. Les habitants de Crimée devraient-ils accepter d’avoir été donnés sans leur consentement à l’Ukraine par l’URSS encore stalinienne de Nikita Khrouchtchev, en 1954 ? Et cela par un décret ! Fallait-il alors aussi qu’Alsaciens et Lorrains acceptent le Traité de Francfort de 1871 qui les donnaient à l’Allemagne sous prétexte que c’était devenu du droit international ? Et les colonies, y compris américaines quand elles étaient sous le joug anglais, devaient-elles accepter de rester dominées ? La Crimée, n’est-elle pas l’enfant du tsar Pierre le Grand, passionnément européen et francophile, qui avait défait les sunnites ?La capitale, Sébastopol, où les Turcs trafiquaient jadis l’esclavage des blancs, n’a-t-elle pas été fondée par la tsarine Catherine II ? Ses 2 millions d’habitants ne vaudraient-ils pas les 2 millions de Macédoine ? Et le Donbass, depuis 1676, s’appelle-t-il « Nouvelle Russie » pour rien ? N’y parle-t-on pas russe ? Ne s’y sent-on pas russe ? Bataille pour le Kosovo, tenailles pour la Crimée ? Fallait-il accepter que Kiev leur impose la langue ukrainienne, ce qui fut un déclencheur du désir d’indépendance ? Fallait-il ignorer les exactions du Régiment Azov, ouvertement pro-nazi, envers les pro-russes ?

Oui, les prétextes étaient bien là. Et nul ne peut espérer aujourd’hui trouver la paix en mettant des populations dans les fers.

Mais cela vaut aussi pour les populations ukrainiennes qui ne veulent pas être russes. Et qui semblent plus nombreuses, notamment à l’Ouest.

Dès lors, la tentation pourrait être de vouloir affronter militairement la Russie pour protéger ces populations.

L’erreur vient de cette illusion que la puissance se mesurerait au PIB. C’est aussi pourquoi la Russie est sous-estimée. Erreur commune dans les pays développés où l’on pense la puissance dans les seuls termes économiques. Lire Carl von Clausewitz, Hans Morgenthau, Raymond Aron ou Charles de Gaulle n’est pas nécessairement un luxe. Ils sont d’ailleurs étudiés dans les écoles militaires russes.

Si la Russie est la onzième puissance pour son PIB, elle est la deuxième puissance militaire après les États-Unis, une puissance nucléaire qui dispose de trois millions de soldats et j’en passe sur ses armements colossaux. Oui, voilà qui compte plus que le PIB dans un conflit militaire, plus même que certaines gesticulations.

La puissance, c’est aussi la force morale. La puissance d’une nation est d’abord dans sa cohésion, comme le prouvèrent les soldats de la révolution française à Valmy et nos voisins suisses qui dissuadent tout agresseur (rire). Or, il serait temps que la vérité prenne le pas sur la propagande. La population russe n’est pas opposée à Vladimir Poutine. Entre nationalisme et fierté retrouvée, croyance aux prétextes donnés et union autour du chef de leur armée, elle le soutient massivement.

La puissance est aussi dans le territoire, et la Russie a la première surface exclusive du monde. Et ses matières premières sont connues de toute l’Europe, Allemagne en premier. J’ajoute qu’entre les sciences et les technologies, la conquête spatiale et l’intelligence artificielle, la Russie n’est pas le dernier de la classe que l’on dit. Et la puissance c’est aussi l’influence, la culture, le « soft power », or la Russie n’en est pas si dénuée que le dit la propagande. Au lieu de la condamner, 5 pays l’ont soutenue à l’ONU, et 35 pays se sont abstenus, et pas des moindres : Chine, Inde, Afrique du Sud, Algérie, Sénégal…

Clairement, la guerre classique interétatique contre la Russie est militairement impossible, diplomatiquement peu soutenable, jouable seulement économiquement, mais dans les limites de ses alliés, dont la Chine qui pèse plus que le Luxembourg.

Mais puisque, d’un autre côté, malgré sa puissance, la Russie ne peut espérer gagner une guerre dans une montée aux extrêmes. La conquête de territoires sous parapluie nucléaire américain, français ou anglais est donc tout aussi impossible. D’autant plus que l’Europe vient de démontrer une cohésion à laquelle il ne croyait pas. Et puisqu’une partie de l’Ukraine même semble préférer le combat à la soumission, la seule solution pour la Russie, afin d’éviter de sombrer économiquement et d’affronter une guérilla soutenue par toute l’Europe, est diplomatique.

Et la diplomatie a des arguments. D’un côté, la Russie ne peut pas complètement reculer au point de perdre la face. De l’autre côté, elle ne peut l’emporter sans de graves problèmes à venir. Et, pour sa part, le gouvernement ukrainien qui représente réellement une partie de la population peut faire des concessions.

Oui des concessions. Cas est-ce « céder » que de permettre aux nations qui le désirent de décider de leur destin ? La grande majorité des Ukrainiens veut le maintien d’une Ukraine libre et indépendante. Cela se doit. Faire des concessions aux régions qui ne le veulent pas, cela se doit aussi.

En tout état de cause : une seule solution, la diplomatie. Un objectif : une vraie paix. Et, peut-être un jour, à l’horizon, une Europe des démocraties qui irait de l’Atlantique à l’Oural. 

Le troisième constat, c’est que nous vivons peut-être une illusion d’union. Car si la Russie a attaqué, c’est d’abord parce que l’Europe a été faible. Vladimir Poutine a vu cette faiblesse morale. Après ce sursaut, ma crainte est de voir l’Europe se rendormir, bercée par les sirènes démagogiques.

Car si l’Europe, c’est un Esprit, cet Esprit ce sont des valeurs et des modes d’être, des territoires spirituels. Or, si cet Esprit était faible c’est que l’Europe a subi de plein fouet les assauts nationalistes et communautaristes et une monstrueuse vague démagogique qui visait à culpabiliser les Européens. Et au lieu de la fierté d’être européen, on a vu se développer la culpabilité et la honte de soi.

Ainsi, au nom de la lutte contre le racisme, l’esclavagisme, le colonialisme, l’impérialisme, la société de consommation, et j’en passe des accusations agitées par une armada de démagogues, le sol spirituel européen a été saboté. Certes, aujourd’hui, ces voies se sont tues ou on ne les entend plus guère mais demain, comme hier, je crains qu’elles ne reprennent leur travail de sape.

Ainsi, par exemple, ces démagogues feignent de croire que l’esclavagisme et le colonialisme seraient nés en Europe. Alors que ces exactions furent une donnée universelle depuis les premières sédentarisations, il y a 12 000 ans environ. Oui, toutes les cités palatiales, tous les État, tous les empires ont pratiqué l’esclavage. Y compris l’esclavage massif des blancs, un esclavage de masse par les européens eux-mêmes, mais aussi par les Turcs, les Arabes et les Berbères, et il ne reste aucun survivant de ces esclaves qui pourrait prétendre devenir un jour président de ces pays. Oui, les empires africains pratiquaient massivement l’esclavage comme tout le monde, bien avant l’arrivée des Européens, tout comme les Chinois ou les populations amérindiennes.

Mais, dites-moi, dans quelle région du monde a-t-on décrété que l’esclavage était une ignominie ? Où a-t-on exigé son abrogation universelle ? En Afrique ? Non. En Asie ? Non ? En Amérique ? Non. En Océanie ? Non. En Europe. L’Europe chrétienne et des Lumières. Nulle part ailleurs. Et si le nord a gagné contre le sud durant la guerre de Sécession américaine, c’est que l’esprit européen l’a emporté contre les traditions antihumanistes millénaires devenues du néolithique qui encombraient l’esprit des colons. Oui, c’est en Europe que sont nés les droits de l’Homme, nulle part ailleurs. C’est l’Europe qui a inventé la paix, la « vraie paix » comme le disait Thomas d’Aquin, celle qui est fondée non pas sur la force mais la reconnaissance et le respect des individus et des nations. C’est là que sont nées les universités autour des cathédrales et la démocratie libérale respectueuse des droits individuels avec ses cours constitutionnelles. Faudrait-il en avoir honte ?

Ce que l’on peut reprocher à l’Europe ?Ne pas avoir toujours été à la hauteur de ses valeurs, à la hauteur d’elle-même. De les avoir violées même, et, ce faisant, de n’avoir pas été assez européenne.

Oui, il y a quelque chose de merveilleux dans cette crise : la découverte qu’être européen n’était pas un crime, ni une tâche morale mais une fierté. D’avoir découvert que la culpabilisation de l’Europe et le wokisme sont les marques de la démagogie appuyée sur l’ignorance.

Mais il s’agit peut-être d’une lumière passagère car j’entends les mêmes démagogues, qui vivent du repli sur soi et du dénigrement de soi, piaffer d’impatience. Y aura-t-il un retour en arrière sous leurs coups ? Je le crains. Une hirondelle ne fait pas le printemps. Espérons seulement que les germes posés dans les consciences par cette crise finiront par imposer la nécessité d’une Europe plurielle mais forte. 

Y a-t-il actuellement des personnalités ou des mouvements en Europe susceptibles de se mettre à la hauteur de la situation et de provoquer un retour européen ?

L’occasion est là, reste à trouver le larron. Profiter de l’occasion, disait Aristote, c’est la marque des grands personnages politiques. Clairement, il n’y aura pas d’Europe forte sans un politique décidé à faire de la politique. Il manque la volonté.

Emmanuel Macron a montré de réelles dispositions, ce qui a été favorisé par sa place de chef de l’État qui a pris la présidence de l’Union. Reste à savoir s’il saura s’élever au niveau des enjeux de l’histoire pour incarner l’esprit de son temps. Cela signifie au moins, parler avec Vladimir Poutine le langage des valeurs européennes et du pragmatisme. Ce qui passe par le respect des nations, celui de la nation ukrainienne qui veut rester ukrainienne et de la nation russe. Avancer sans que nul ne perde la face avec le grand objectif de se retrouver demain à la table européenne. Une belle ambition pour qui voudrait laisser une trace dans l’Histoire et pas seulement dans la petite histoire, l’histoire électorale (rires). Saura-t-il la saisir ? On verra.

Sinon, hélas ! Je ne vois personne d’autre. Le nouveau chancelier allemand a suivi le mouvement de réveil de l’Europe, mais après trop d’hésitations pour que l’on puisse penser qu’il incarne l’avenir de l’Europe de demain. À l’évidence, il a été emporté dans l’inessentiel par la prise en compte des intérêts économiques allemands à courte vue, en particulier le gaz russe. Il semble ignorer l’exigence de répondre d’abord aux obligations morales, source de la puissance quand l’on y réfléchit bien.

Certains évoquent l’ukrainien Volodymyr Zelensky. Il ne peut présenter autre chose qu’un symbole de la résistance. Certes sympathique mais un esprit faible qui n’aurait jamais dû laisser dégénérer la situation. En particulier, il aurait dû pourchasser les groupes néonazis qui ont eu pour seul effet de renforcer le sentiment anti-ukrainien dans le Donbass. Et il aurait dû refuser de tenter d’imposer une autre langue que la leur aux populations de Crimée, de Donetsk et du Donbass. J’imagine ce qu’auraient été les réactions des Français si on les avait contraints à abandonner le français pour parler allemand. Il est largement responsable de la situation. Il a donné à Vladimir  Poutine le prétexte que celui-ci cherchait. Quand on le voit jouer au piano, on ne se dit pas « bien joué l’artiste »…. (rires)

Mais peut-être verrons-nous surgir une ou un dirigeant inattendu d’un autre pays. Car ainsi vont ces occasions historiques qu’elles permettent à des grands dirigeants de pousser la porte pour créer une nouvelle donne. Et la taille d’un pays ne détermine pas son influence, son soft power. On verra. 

Dans quelle mesure le moment actuel est-il décisif pour l’Europe ? Qu’adviendra-t-il si personne ne s’en saisit ?

Nous aurons laissé passer une belle occasion. Au lieu de jeter de l’huile sur le feu avec la Russie, le moment est venu de saisir l’opportunité de faire une Europe forte habitée spirituellement d’une volonté de fer, appuyée sur le respect des nations.

Si nous trouvons la force d’être l’Europe, nous pourrons alors aussi trouver la force d’affronter la Chine et les États-Unis dans la formidable guerre économique et culturelle actuelle qui nous menace encore bien plus de disparition ou de soumission. Il est temps que les bisounours d’Europe et leurs compères chagrins nationalistes comprennent que, dans cette guerre économique, l’Europe n’est pas à sa place. Non pas par manque de moyens mais par manque de volonté. Car la volonté, je le répète, est un élément de la puissance, l’élément central, celui sans lequel aucun autre élément de la puissance ne vaut un kopeck.

Comment accepter que nous soyons autant à la traine dans les biotechnologies, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, la robotique… Que nous soyons aussi dépendants de la Russie ou des approvisionnements asiatiques comme l’a démontrée la crise liée au Covid-19 ? Comment accepter cette désindustrialisation et cette baisse dans la production de brevets ? Et cela alors que nous disposons d’une formidable puissance économique et d’une non moins formidable puissance intellectuelle ?

Il faut changer de cap. Et que nous affrontions cette guerre comme nous le faisons avec la Russie. Comme une meute de loups. En groupe.

Sinon ? Nous serons dévorés par d’autres meutes. Car il y aura toujours un Vladimir Poutine pour sentir le manque de volonté, le défaitisme, la pleutrerie.

Il en va de Vladimir Poutine comme de la Chine ou des États-Unis dans la guerre économique. Si l’Europe ne fait pas front, ce corps mou mais délicieux sera croqué, dégusté, digéré. D’autant qu’elle attire le désir car elle a des richesses immenses. L’Europe c’est un repas de roi pour les prédateurs. À elle, d’en tirer les conséquences.

Afghanistan : cet accord « secret » avec les Talibans que les Occidentaux risquent de payer très très cher

Les talibans ont promis d’être plus tolérants qu’avant, en particulier envers les femmes et leurs opposants, de ne pas servir de refuge aux djihadistes, de préférer la coopération à la subversion. Des promesses qui dureront le temps de leurs intérêts.

Atlantico, 19 août 2021: cliquer ici

Atlantico :  Professeur Yves Roucaute, vous avez été le seul intellectuel au monde invité pour fêter la victoire contre les talibans, à Kaboul, en novembre 2001, et vous aviez noué des relations d’amitié avec Ahmed Chah Massoud dans les combats en Afghanistan, quel regard portez-vous, en philosophe et en spécialiste des questions internationales, sur la situation actuelle ? 

Novembre 2001: Yves Roucaute, seul intellectuel au monde invité en Afghanistan pour fêter la victoire contre les TalibansRoucaute Yves dans l’hélicoptère de Massoud

Yves Roucaute : 20 ans après avoir célébré la victoire contre les talibans, je ne sais si j’aurais un jour l’occasion de retourner de mon vivant à Saricha pour me recueillir et prier sur la tombe de celui qui reste vivant dans mon cœur, le commandant Massoud. En raison de l’accord passé, et en partie secret, entre les équipes de Joe Biden et les talibans, je crains hélas ! que le pire ne soit devant nous. Le pire non seulement pour les Afghans mais aussi pour ceux qui ont cru pouvoir sceller la paix au prix d’un sacrifice de cette partie de la population qui croit aux droits individuels et au pluralisme démocratique et qui va subir les foudres d’un État totalitaire.Ces Daladier et Chamberlain qui pullulent dans les démocraties, et qui se félicitent de pouvoir sauver la paix, comme hier à Munich, sont la honte des démocraties ! 

Avant d’en venir aux conséquences pour les Afghans et pour nous de cette défaite, j’entends bien certains tenter de justifier leur poltronnerie en évoquant la corruption des gouvernements successif, leur incapacité, leurs divisions, leurs double-jeux, leurs complicités avec les talibans … Cela est vrai. Mais que penser de la façon dont les gouvernements occidentaux ont largement contribué à tout cela, ignorant même la base : la particularité de la vie afghane, ces maillages locaux, ces groupes de solidarité (« qawm ») locaux et régionaux propres aux tribus, clans, réseaux de villes des vallées, groupes religieux… Une ignorance des nécessités d’analyse concrète dans laquelle les États-Unis excellent ici, comme en Irak ou au Liban. Allant jusqu’à légitimer les talibans, jusqu’à négocier avec eux, comme s’ils étaient une composante de la société afghane semblable à toute autre, brisant le ciment idéologique fragile qui tenait les composantes anti-talibanes, poussant aux pactisations et préparant les défections.  

Les Américains ignoraient même le nationalisme pachtoune parce qu’ils en ignoraient l’histoire pachtoune, la principe ethnie afghane. Ainsi, qu’est-ce que l’empire Durrani des Pachtounes pour les « experts » américains ? Rien. Alors qu’il fut le plus grand empire musulman durant le XVIIIème siècle, allant du Cachemire au nord-est de l’Iran, dominant le Pakistan et une grande partie des pays du Caucase. Alors qu’il est l’une des clefs du nationalisme sur lequel s’appuie les totalitaires talibans, alors qu’il est l’une des clefs des solidarités nouées avec eux par les trois États du Pakistan qui bordent l’Afghanistan et qui élisent, oui élisent, des talibans. Ils ignoraient même l’histoire plus proche, qui est faite d’instabilités dues aux difficultés de trouver de subtils équilibres entre les groupes de solidarité, tribaux, claniques, religieux, locaux… sinon entre la moralité, la démocratie et la culture du pavot…

Ils ignoraient aussi les différences entre talibans, notamment la puissance des courants les plus extrémistes, qui ont même, pour certains, refusé les accords acceptés par les talibans « modérés ». Ainsi, ont été présents aux médias, les talibans les plus présentables qui ne sont pas nécessairement les plus influents, pour vendre la résignation à l’opinion.

Quelles sont les conséquences pour les Afghans ? 

Il n’est pas un seul moment et acte de la vie sur lesquels les talibans n’aient, prétendument au nom du Coran, un avis, avec interdits et obligations. Et je ne vois aucune raison pour qu’ils abandonnent leur vision totalitaire du monde même s’ils ont abandonné la perception djihadiste du mollah Mohammad Omar qui avait accepté Al-Qaida. 

Ils ont promis qu’il n’y aurait pas d’exactions. Il y en a moins, c’est vrai, que lors de leur précédente prise de pouvoir, mais qui a la naïveté de les croire ? Je me souviens qu’arrivé à Kaboul 26 novembre 2001, je vis les immenses poternes dressées où les talibans pendaient sans discontinuer les infidèles et les opposants, catégories indifférenciées… j’ai survolé les puits empoisonnés par les Talibans pour tuer les habitants du Panchir, les toits des maisons soufflés, les charniers, les survivants des tortures et des viols… 

Demain, ils iront massacrer ceux qui leur résistent, jusque dans le Pandshir, avec des armes autrement plus redoutables que celles qu’ils possédaient en 2001. Déjà, tous ceux qui ont eu des relations avec la coalition sont aujourd’hui répertoriés. Enfants inclus. Doit-on supposer que c’est pour une distribution de jouets ? Dans les zones occupées, ils présentent deux visages. D’une part, comme dans l’Ouest, un visage modéré, laissant partir certains hauts fonctionnaires. D’autre part, dans les régions du Sud-Ouest et de l’Est, où ils sont traditionnellement plus influents, coups de fouets mutilants, membres coupés, pendaisons, lapidations sont de retour. 

Chacun songe à la situation des femmes dont quelques-unes ont, avec un courage inouï, manifesté ce 16 août à Kaboul pour réclamer leur droit d’étudier, de travailler, de voter, d’être élues. Lors des conférences de Moscou (mars 2021) et de Doha de juillet, selon le porte-parole des talibans, Suhail Shareen, les femmes auraient « seulement » l’obligation de porter un hijab (voile) pour couvrir, corps, tête et épaules « impudiques ». Obligation, sous peine de flagellation publique et de mise sous tutelle. Faut-il le croire ? Oui, le hijab est obligatoire mais déjà la burqa est « conseillée » dans toutes les régions occupées par les talibans et elle est évidemment portée, les sanctions tombent ne sont pas loin. Le même porte-parole a indiqué que les talibans n’interdiraient plus aux jeunes filles d’aller à l’école. Faut-il le croire ? Je me souviens lors de la libération de Kaboul de cette école de jeunes filles, par ailleurs financée par la France, puante et remplie de produits chimiques, transformée en dortoir pour talibans. Aujourd’hui, déjà, il est conseillé aux femmes de rester chez elles, de sortir avec l’agrément d’un parrain (mahram) et de préparer leurs filles à une vie de future mère, soumise à son mari. Ce qui sera enseigné dans les écoles autorisées à ouvrir à celles qui seront autorisées à y aller ? Ce que les talibans décideront. Pour faire risette aux Tartuffe d’Occident, une filière universitaire en éducation morale sera-t-elle créée ?

Que sait-on de l’accord entre talibans et occidentaux ? Dans quelle mesure a-t-il eu un impact décisif sur la prise de Kaboul et le départ des occidentaux via l’aéroport de la ville ?

our aller vite, disons que d’un côté, les talibans ont promis d’être plus tolérants qu’avant, en particulier envers les femmes et leurs opposants, de ne pas servir de refuge aux djihadistes, de préférer la coopération à la subversion et de laisser partir les ressortissants étrangers et ceux qui travaillaient pour eux. En contrepartie, ils exigent coopération économique, reconnaissance internationale et armements.

Les armements sont la clef. Ils sont aussi la marque du cynisme répugnant accepté par l’administration de Joe Biden. Ce qui fut au centre des accords cachés, c’est en particulier la fourniture des avions sophistiqués donnés au gouvernement précédent par les Américains.  

Car l’administration Biden sait que ces avions vont permettre d’exterminer l’opposition militaire, en particulier celle des Hazara et des Tadjiks restés fidèles à l’esprit de Massoud et conduits notamment par son fils, le courageux Ahmad Massoud. 

Comment résister à une telle puissance de traque et de feu ? Ahmed Massoud, son père, n’avait en face de lui que des armements archaïques qui n’avaient rien à voir avec ceux-ci. Son fils appelle à l’aide. Il la faut. Mais le défi est phénoménal. Et il le sait. 

On a vendu nos amis pour un plat de lentilles car avec une présence militaire plus intense, qui peut sérieusement penser que l’on ne serait pas venu à bout de 60 000 talibans ? Ou, si l’on voulait seulement fuir, que l’on n’aurait pu organiser cette fuite avec une intervention militaire tranchante comme la liberté ? 

Paradoxalement, je sais qu’il a actuellement mauvaise presse, mais la vérité consiste aussi à dire que la France fut, de toutes les démocraties, celle qui a le moins à se reprocher.  Ce qui ne signifie pas qu’elle soit au-dessus de tout reproche. Emmanuel Macron a eu le courage d’envoyer deux avions militaires pour sauver, dans cette débâcle, non seulement des Français mais aussi ces fidèles Afghans qui ont si bien servi la France. Oui, la France fut le seul pays démocratique à le faire avec les États-Unis. Il a évité la honte de la guerre d’Algérie, où furent livrés à la haine et à la mort les harkis, à l’exception de 45 000 d’entre eux. 

Qu’en Europe, nul autre ne l’ait suivi, est symptomatique de la débandade idéologique de l’occident. Le pompon revenant au Canada, donneur de leçons toutes catégories, qui n’a pas même envoyé un seul avion mais, qui a généreusement proposé un millier de visas aux Afghans, sous condition : qu’ils soient d’abord réservés au LGBT, en insistant sur les transgenres. On imagine le tollé si un gouvernement avait exigé la priorité pour les hétérosexuels ! Je me suis toujours battu pour le droit des homosexuels mais au nom d’un droit égal pour tous, de la non-discrimination, de l’universalisme des valeurs, de tout ce qui faisait la puissance de séduction des démocraties et qui est jeté à l’eau. 

Ce que je trouve d’ailleurs insensé, c’est le refus de la proposition russe d’envoyer des dizaines d’avions, de construire un pont aérien pour sauver ceux qui veulent fuir ce totalitarisme. Et cela alors que les talibans, peut-être intéressé au départ de leurs opposants, étaient d’accord ! Pour ma part, que m’importe la couleur du chat pourvu qu’il sauve des vies et préserve la liberté contre les rats. 

L’alliance entre Joe Biden et Kamala Harris, sa vice-présidente, peut-il permettre d’expliquer en partie la position tenue par le président des Etats-Unis ?

Oui, bien entendu, c’est la clef de la politique internationale américaine. Kamala Harris, comme nos écologistes et l’extrême-gauche est l’héritière du courant wilsonien pacifiste. Elle se dit féministe et parle des minorités opprimées, idées qu’elle a trouvé au supermarché de la démagogie américaine, mais elle préfère voir les femmes dans les fers, les minorités tadjik, ouzbeks, harrara…exterminées et plutôt que de soutenir une intervention militaire pour les protéger. C’est une moraliste en peau de lapin (rire). Joe Biden, en hériter du courant hamiltonien, en homme typique du Delaware, ne voit pas plus loin que le business américain et la balance commerciale. L’Afghanistan coûte plus qu’il ne rapporte, et son alliance avec Harris risquerait d’avoir du plomb dans l’aile, donc sacrifice humain. 

Qu’il n’ait pas même eu un regret, un mot pour dire la souffrance de ceux qui croient aux valeurs universelles de liberté en Afghanistan en dit long sur sa moralité.

A long terme, cet accord trouvé entre les talibans et les Occidentaux risque-t-il de se retourner contre ces derniers ? 

Oui, où se trouve la bulle de paix promise par les partisans des accords avec les Talibans ? Je ne vois à l’horizon que des menaces. J’aime beaucoup les Tartuffe qui essayent de se persuader du contraire.

La victoire des talibans est un formidable soutien et un accélérateur de recrutement pour les groupes djihadistes dans le monde qui commençaient à péricliter après la défaite de l’État islamique, les divisons internes, les coups des démocraties. 

Ensuite c’est un appui à la déstabilisation des États de la région. Trop loin de Washington peut-être et des campus occidentaux ? Certes, al Qaida et les talibans sont fâchés, mais le Pakistan, première puissance de la région, 210 millions d’habitants, déjà largement gangréné par l’islamisme radical, est fragilisé. A présent, le gouvernement d’Islamabad est menacé sur son propre territoire à partir de ses propres provinces de l’Est qui fêtent la victoire. Et le gouvernement indien a peur évidemment de ce que signifie cette déstabilisation rampante à ses portes.

Le Tadjikistan qui sait que les Tadjiks d’Afghanistan vont être attaqués, s’arme pour protéger ses frontières. L’Ouzbékistan a peur lui aussi, comme ces 200 000 habitants de Termez qui vivent à la frontière, et il s’arme. En vérité, tout le Caucase est en effervescence. La lucidité.

La Chine croit avoir un accord de non-agression ? Certes, elle l’a. Il durera le temps des intérêts talibans. Qui peut croire que l’Afghanistan refusera d’être un asile pour certains groupes djihadistes chinois alors qu’ils ont des connexions avec eux ? Les investissements chinois suffiront-ils ? Pas certain. Il en va de même pour la Russie qui paraît néanmoins ne croire qu’à demi aux promesses talibanes. 

Quant aux démocraties occidentales, il n’existe pas de bulle protectrice dans un tel environnement.