Loi de « sécurité globale » : «Dans une République, la sécurité met le citoyen au centre »

Tribune du « Monde ». 17 novembre 2020

Que signifie un texte dans lequel pas même une ligne n’évoque le contrôle des forces de l’ordre par les citoyens ?, s’interroge le philosophe Yves Roucaute. Au-delà de l’article 24,qu’il fustige, il dénonce la tentation autocratique du gouvernement

TRIBUNE

« Mon travail, c’est de protéger ceux qui nous protègent », proclame Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur français. Diantre ! Sa première mission ne serait donc pas de protéger les citoyens? Alors qu’une nouvelle bavure a conduit à tabasser un citoyen producteur de musique (Michel Zecler), la question posée, il y a deux mille ans, aux citoyens romains par le poète satirique romain Juvénal devient d’actualité.

Face aux forces de l’ordre de l’empereur Domitien (51-96) qui violentaient et tuaient les citoyens épris de liberté au nom de la sécurité de Rome, il demanda : « Qui nous protégera de ceux qui nous protègent ? » Certes, la tyrannie n’est pas notre horizon, mais que signifie cette loi de « sécurité globale » dans laquelle pas un article, pas un paragraphe, pas même une ligne n’évoque le contrôle des forces de l’ordre par les citoyens ? Et qui, par son article 24, menace d’un an de prison quiconque diffuserait l’image ou des moyens d’identification des policiers en intervention ? La République est indéniablement en marche… mais vers quoi ?

Étonnant  texte qui prétend défendre les forces de l’ordre bien que menaces,  insultes et violences contre elles soient depuis longtemps sévèrement punies par la loi. Dans un pays où il existe 84 619 articles législatifs et 233 048 articles réglementaires, est-elle destinée à pouvoir jouer avec le Rassemblement national à «plus sécuritaire que toi » ?

Et il faut beaucoup d’imagination pour appeler loi de « sécurité globale», cet invraisemblable bric-à-brac de 34 articles qui se réduit à la police municipale, aux entreprises de sécurité privée, à la vidéoprotection, aux forces de sécurité intérieure.

Bureaucrates sans  talent

Hélas ! On rit moins devant cet article 24, qui a attiré les foudres de tous les amis de la liberté, de gauche à droite. Signe, peut-être, de la malédiction autocratique qui touche cette Ve République quand elle est dirigée par des bureaucrates sans talent.

Interdire de filmer la police ? Si elle agit selon le droit, qu’a-t-elle à craindre ? Pour des opérations sensibles, n’est-elle pas cagoulée ? Ou bien faut-il admettre que le policier muni d’une arme devrait être protégé de la dangerosité du citoyen armé d’un smartphone… ou d’une partition de musique ?

Dans cette nouvelle République, il appartiendrait aux seules forces de l’ordre de décider si la personne qui les filme par « quelque moyen que ce soit » est « manifestement malveillante ».Comment le savoir avant l’acte ? Le premier ministre donne la clef : l’« intention » de nuire compte. Voilà les forces du ministère de l’intérieur expertes en for intérieur. Défiant cartomanciens et astrologues, avec leur art divinatoire, elles plongent dans la conscience du quidam qui sort son smartphone pour y découvrir son intention de potentielle «malveillance ». Voilà le crime de virtuelle lèse-majesté policière.

L’intention faisant le larron, le potentiel malveillant pourra être mis en garde à vue et son smartphone fouillé, au cas où une «intention malveillante » pourrait s’y cacher. Son domicile aussi, grâce au drone bienveillant qui aura suivi le manifestant potentiellement malveillant. A la place de la vie privée du citoyen, l’avis privé du policier.

Tout citoyen devient suspect

Dans ce nouveau monde, tout citoyen devient suspect. Quand bien même il ne sort pas d’appareil. Car chaque policier sait que prévenir vaut mieux que guérir. Or envoyer une vidéo sur YouTube prend une seconde. Du smartphone dans la poche à la malveillance, il n’y a qu’un pas. La porte est ouverte à l’interpellation de tout porteur d’appareil de potentielle nuisance policière.

Par chance, tout suspect est aisément coupable. La « malveillance » est avérée quand elle pourrait porter atteinte à l’intégrité «psychique» du policier. Sensible, susceptible, dépressif ? Par précaution, voilà le quidam interpellé avant même d’avoir filmé. S’il a filmé et que l’image déplaît ? Voilà la lettre de cachet. L’esprit de la Bastille, Jupiter au lieu du Roi-Soleil. 

Amender cet article en accordant un « droit d’informer » au détour de deux virgules, comme quelques tartuffes crurent bon de le faire? Faut-il donc rappeler que ce droit étant dans le bloc de constitutionnalité, il s’impose à tout pouvoir et à toute loi ordinaire ? Si la Constitution existe, l’article 24 doit être supprimé. Or elle existe, même si ce gouvernement, qui croit que toute activité citoyenne a besoin de son autorisation administrative, ne l’a pas rencontrée.

Servir et non se servir

Le temps est venu de rappeler que dans une République, la sécurité met le citoyen au centre, avec sa protection et son contrôle. Et que les forces de l’ordre doivent « servir », selon la devise républicaine des CRS créées en 1944 par le général de Gaulle après dissolution de la police pétainiste de Vichy.

Servir et non se servir. Si le citoyen a  devant lui des actes de violence policière inadmissibles, il n’a pas seulement le droit de les dénoncer, il en a le devoir. Car je ne connais pire « malveillance » que celle qui sabote les fondements de la République.

Oui, la « sécurité globale » est une nécessité pour protéger le citoyen face aux risques nés des nouvelles technologies et de la mondialisation et pour répondre aux exigences de sécurité humaine et de développement durable. Au-delà des forces de l’ordre classiques, elle appelle de nouveaux acteurs : des collectivités territoriales aux associations (consommateurs, syndicats, églises, ONG…), des entreprises (publiques et privées) aux centres de recherche. Elle met au centre la presse, qui doit alerter, mobiliser, jouer son rôle d’intercesseur, et, surtout, les citoyens, premiers concernés, premiers acteurs de leur propre sécurité.

Deux visions du monde s‘affrontent. Ceux qui rêvent d’une société de gardiennage et ceux qui veulent une République. Et celui qui applaudit aujourd’hui cette loi devrait méditer sur le sort duphilosophe stoïcien Epictète. Face à Domitien, il fit le choix de se taire pour éviter l’exil. Il subit l’exil, comme Juvénal, sans la satisfaction d’avoir défendu sa  liberté de citoyen.

¶ Yves Roucaute est professeur des universités, agrégé de science politique et de philosophie. Il est auteur notamment du « Bel Avenir de l’humanité. La révolution des temps contemporains » (Calmann-Lévy, 2018).

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