Entretien dans Atlantico : Taubira et le logiciel perdu de la gauche

Entretien YR dans Atlantico


Atlantico : Dans une interview accordée à l’Obs Christiane Taubira a estimé que la gauche avait renoncé aux « utopies » au nom du “pragmatisme” et qu’elle avait commis une faute en reprenant les mots de la droite. Qu’est-ce que cette remarque a de révélateur ?


Yves Roucaute : Christiane Taubira est une femme cultivée qui a une vraie intelligence politique. Elle voit, sans voir tout-à-fait, un certain nombre de choses qui se produisent aujourd’hui au sein du PS. Elle a une grande intelligence politique, car elle sait que la bataille politique se fait au niveau des signes. Parmi ces signes, il y a les comportements et les contenus des discours. Elle se rend compte que le gouvernement socialiste est en train de changer de discours et de système de signes. Prenons un exemple : le mot « sans-papiers » dénote des gens qui sont en France en situation d’illégalité, mais il connote autre chose : qu’il leur manque quelque chose. En disant que se sont des sans-papiers je dis que je dois les aider, que c’est une injustice puisqu’ils se trouvent sans quelque chose. Si je dis en revanche qu’ils sont « illégaux », j’indique par là qu’il faut faire respecter le droit. On voit bien ici que derrière la bataille de mots c’est en réalité une bataille d’idées. A chaque fois qu’un dirigeant de droite emploie l’expression « sans-papiers », ou « sans domicile fixe », il est dans le vocabulaire de la gauche radicale et il porte sans le savoir les signes de cette gauche. En réalité cela revient à se tirer une balle dans le pied. Cela signifie que le discours politique est plein de pièges, d’arrière-pensées et d’idéologie. 
Christiane Taubira voit donc que le système de signes socialistes est en train d’évoluer. Et c’est vrai. Elle s’en désespère, et c’est là que l’on constate qu’elle n’a pas la lucidité pour comprendre les raisons de ce processus. 
Aujourd’hui à part la gauche trotskyste, plus personne ne parle de « lutte anticapitaliste ». Globalement l’ensemble du vocabulaire issu de l’extrême gauche du XIXème siècle et du début du XXe siècle est tombé à l’eau. Taubira se rend compte que Manuel Valls et François Hollande sont en train de changer les signes socialistes.


Atlantico : Comment ce glissement s’explique-t-il ?


YR: Tout d’abord, le PS n’a jamais été unifié, ce n’est pas une structure comme l’était le Parti communiste à une époque. Il est traversé par différents courants idéologiques : un courant révolutionnaire, un courant réformiste, un autre social-démocrate
Manuel Valls représente le courant réformiste. Son problème, c’est que tous ces termes de « socialisme », « capitalisme », « lutte des classes » ne sont pas dans le système de signes des réformistes socialistes et ils ne l’ont jamais été. Si on suit Valls jusqu’au bout, le Parti socialiste doit cesser de s’appeler ainsi, et il l’a déjà proposé. Il veut changer profondément le logiciel du Parti socialiste. 
Christiane Taubira n’est pas dupe et le voit, mais ne comprend pas bien pourquoi. Car elle n’a pas pris en compte l’évolution sociale du pays, elle reste sur un logiciel du XIXe siècle. Elle n’a pas saisi que pour que le PS survive il doit changer de manière de penser. L’avenir du PS n’est pas dans le socialisme, car le socialisme c’est le pouvoir ouvrier. Le Parti socialiste français est train de vivre une crise de son discours. Cette crise-là, la sociale démocratie allemande l’a vécue dans les années 50.


Atlantico : Un sondage CSA pour Atlantico montrait que les mots dits « de droite » tendaient à l’emporter dans l’opinion : est-ce toute la société qui se droitise ou est-ce plus compliqué que cela ?


YR: Le PS n’a jamais gagné les élections qu’à droite. Le premier président PS, François Mitterrand, était un réformiste, il ne croyait pas au discours de la gauche dont parle Taubira. Quant à François Hollande, il n’a aucune charpente idéologique, ce n’est pas un homme avec une réelle pensée politique. On est face à deux victoires, qui ne sont pas celles de la gauche du PS. Au fond, la gauche du PS n’a jamais gagné les élections.
Elle a pu gagner électoralement des départements, des circonscriptions mais elle n’a jamais remporté la présidentielle. Manuel Valls est lucide là-dessus, et c’est pour cela qu’il veut mettre le logiciel socialiste en relation avec le réel d’aujourd’hui.


Atlantico: Est-ce qu’en France la bataille idéologique a conduit à ce que les systèmes de signes de la droite soient plus puissants que les anciens systèmes de signes de la gauche ? Au fond, est-ce que le pays bascule à droite dans les esprits ?


YR : Il faut bien comprendre qu’à droite aussi, il y a plusieurs courants et ils n’ont ni le même logiciel ni le même système de signes. Ceux qui gagnent les élections à droite, les gagnent grâce à des systèmes de signes qui sont plutôt « bonapartiste-libéraux ». Le problème de la droite c’est qu’elle ne regarde pas son concurrent, elle n’observe pas sa façon de fonctionner.
C’est une énorme erreur de croire que des termes comme « sécurité », « immigration » sont des termes de droite. La droite défend les droits individuels et notamment ce droit à la sécurité, aujourd’hui elle gagne de ce côté-là. Mais il ne faut pas oublier que pendant la IVe République, c’était la gauche qui gagnait le marché de la sécurité !
La gauche radicale a imposé à la gauche réformiste de ne plus avoir le droit de parler de sécurité, c’est pour cela qu’on a le sentiment que ce sujet est un vocable de droite. En réalité il y a des déplacements de système de signes, c’est ce qui rend les choses complexes.
La grande différence c’est que la droite n’a pas besoin de se nourrir d’utopies. L’utopie est un problème de gauche, et ce sont ces utopies que Christiane Taubira ne veut pas abandonner. 
Si on entend comme être « de droite », le fait de ne plus avoir besoin d’utopies et de grandes idéologies, alors oui, l’opinion publique est à droite.


Atlantico: Cette bataille des mots est-elle totalement perdue par la gauche ?


YR: Oui, elle l’est réellement, car un logiciel doit s’appuyer sur du concret. 
Au début, le logiciel socialiste était fondé sur les ouvriers opprimés qui allaient prendre le pouvoir. Or cette population a baissé de façon quantitative et cette baisse va se poursuivre. 
Ensuite on est passé au pouvoir des travailleurs, qui a remplacé la notion d’ouvrier, sauf que cette notion est trop floue et qu’elle ne fonctionne pas. L’expression « travailleur » a été le cache-sexe d’une évolution sociologique profonde qui détruisait le logiciel socialiste du XIXe siècle.
Aujourd’hui le mot « travailleur » n’est plus utilisable, il ne s’adapte pas à la réalité. Jamais un jeune de 25 ans ne va se reconnaître dans une opposition entre les travailleurs et les non travailleurs, cela n’a plus de sens. Le logiciel socialiste est devenu flou et incohérent avec la vie concrète des populations.
Manuel Valls pense qu’il est temps de devenir pragmatique et il n’a pas d’autre solution face à ce logiciel cassé. Il veut un retour vers le réel sans utopie en essayant de conserver une différence avec la droite.
La grande différence avec la droite c’est que celle-ci n’a pas à devenir pragmatique. La problématique de la droite c’est de maintenir son cap, et d’essayer de construire un discours plus ferme, plus lucide, plus concret et structuré – car c’est ce que souhaite la population. Historiquement c’est cela sa force.
La force du FN, c’est qu’il part de la situation réelle, même si après ses solutions sont mauvaises. 
Le grand problème de Nicolas Sarkozy c’est qu’il n’a pas apporté pour le moment de réponse précise, et Alain Juppé est dans la volonté de contenter tout le monde. Les gens sont à la recherche d’un chef qui leur donne une direction claire sur leurs problèmes. La France est plus lucide qu’elle ne l’a jamais été.

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